Les pays en conflit armée : participer ou non aux actions humanitaires ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 33-35)
Information dentaire
La protection des droits de l’Homme est devenue une tâche humanitaire. Lors de l’attribution du Prix Nobel en 1999, le président de Médecins Sans Frontières (MSF) International déclarait : « Plus que l’assistance matérielle, nous essayons de permettre aux individus de regagner leurs droits et leur dignité en tant qu’être humain. »
Mais des missions humanitaires, comme en Afghanistan sous le régime des talibans, dans les camps de réfugiés rwandais ou dans la guerre civile soudanaise, ont amorcé des réflexions éthiques sur les principes du mouvement humanitaire.
Car elles se déroulent parfois dans un espace sans règles morales ou juridiques. L’action humanitaire devient alors plus vulnérable et ouvre le débat sur son intégrité morale.
Le droit humanitaire doit cependant renforcer la capacité de résistance de l’éthique médicale dans les situations de conflit.

Situation
Je suis chirurgien-dentiste et participe depuis longtemps à des actions humanitaires auprès de populations vulnérables.
L’actualité oriente ces actions qui apportent des soins dentaires de première nécessité vers des pays en conflit armé.
Elles peuvent alors participer à la perpétuation du conflit.
Aussi, je me questionne face au dilemme de la manipulation, de la diversion de l’aide et de l’obligation de ne pas soutenir un régime responsable de violations massives et systématiques des droits de l’Homme.
Tant que l’action humanitaire cherchera à soulager la souffrance des hommes, des conflits éthiques peuvent être inévitables : Dois-je m’engager ? Est-il encore possible d’être proche des victimes ? »

Réflexions du Docteur Roddy Kheng
Attaché auprès de l’Unité Fonctionnelle de Santé Publique du service d’odontologie de l’hôpital Albert Chenevier Créteil

Le soin d’une population au cœur d’un conflit armé est un contexte fortement conflictuel, autant sur le plan relationnel que personnel.
Dans ce cadre, il nous faut, en tant que soignant, garder une neutralité permettant le dialogue avec les partis en conflit et surtout l’accès aux populations en difficulté. Mais qu’entend-on par neutralité ? Selon le Larousse, « c’est l’état de quelqu’un ou d’un groupe ne se prononçant pour aucun parti. Ce caractère s’étend à leurs œuvres et à leurs attitudes ».
Ainsi, le fait de soigner des personnes n’est-il pas une atteinte à cette neutralité ? Cela dépend de la population aidée. Auparavant, un conflit armé concernait principalement les soldats de chaque camp. Depuis les guerres modernes, les populations se sont retrouvées en contact direct avec le conflit, aux prises à des « dégâts collatéraux ». C’est d’ailleurs l’une des raisons de la fondation de la Croix Rouge. Mais c’est aussi pour réglementer le sort et les soins des blessés et morts laissés sur les champs de bataille qu’Henri Dunant a créé le premier Comité de la Croix-Rouge. L’aide à toutes les victimes des conflits peut donc se justifier d’elle-même.
Qu’en est-il du soin d’un combattant ? Comment se comporter face à un patient souffrant, ayant eu un comportement que l’on considérerait moralement ou juridiquement condamnable ? Comment maintenir cette neutralité ? Doit-on maintenir cette neutralité ? Pouvons-nous choisir qui a le droit ou non au soin ? Si l’on étend cette réflexion à un État, peut-on apporter notre aide à un pays ne respectant pas les droits de l’Homme ? Quelle est la limite de la neutralité pour avoir ou garder l’accès à des personnes en difficultés ? Quels “arrangements” peut-on accepter afin d’avoir accès à cette population ? La population doit-elle être sanctionnée du fait des actions de son gouvernement ou d’un groupe de combattants ? Nous pouvons aussi nous demander si les soins dentaires représentent une priorité dans ces situations particulières. Quelle aide apportons-nous en tant qu’odontologiste ? Notre utilité est-elle à trouver dans les zones plus calmes de ces pays, en marge du conflit direct ? Ces questions sont complexes, mais nous pouvons fonder notre réflexion à la lecture de différents textes.
Tout d’abord au regard de notre Code de déontologie qui stipule dans son article R4127-211 : « Le chirurgien-dentiste doit soigner avec la même conscience tous ses patients, quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminées, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard. » Cependant, l’article R4127-232 rappelle aussi que : « Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, le chirurgien-dentiste a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons personnelles ou professionnelles, à condition :
De ne jamais nuire de ce fait à son patient ; (…).
Le chirurgien-dentiste ne peut exercer ce droit que dans le respect de la règle énoncée à l’article R. 4127-211. » Dans cette situation particulière d’actions humanitaires dans des pays en conflit, il est évident que la situation d’urgence prime. Dans ce cas, si un chirurgien- dentiste s’engage à agir en zone de conflit, il ne doit pas faire de différence entre ses patients.
Il doit aussi se reporter au Code international d’éthique médicale de l’Association Médicale Mondiale (AMM). Il précise qu’un médecin ne devra « pas se laisser influencer dans son jugement par un profit personnel ou une discrimination injuste » et « se consacrer en toute indépendance professionnelle et morale à la prestation de soins compétents avec compassion et respect de la dignité humaine ».
L’extension de ce code au domaine dentaire indique aussi qu’aucune différence ne doit être faite entre les patients. Nous sommes des soignants et notre devoir est de soigner sans distinction. Nous rejoignons ainsi les Conventions de Genève pour les blessés et malades. Dans le droit humanitaire, les blessés et malades constituent une catégorie à part de personnes protégées dans laquelle la distinction entre combattant et civil est abolie (GI-GIV art. 3 commun ; GPI art. 8). Selon Médecins Sans Frontières, cette protection est énoncée dans l’article 3 commun des quatre conventions qui constitue le minimum de droit applicable en tout temps, qu’il s’agisse de conflit armé international, non international ou même de tensions internes dans un pays.
Quel sera le rôle du chirurgien-dentiste ? Dans un pays en conflit armé, il semble raisonnable de penser que l’accès aux soins dentaires peut être diminué, voire inexistant. De multiples raisons peuvent en être à l’origine comme la migration des populations, la destruction des structures de soins, l’exil des soignants, etc. De plus, pour ces populations dans les camps, ou au niveau de zones isolées par la guerre, l’hygiène buccale ne constitue pas alors une préoccupation prééminente. Ces conditions peuvent aboutir à de fortes nécessités de soins pour risques infectieux et la place d’un chirurgien-dentiste en action humanitaire trouve ici toute sa justification.

Réflexions de Pierre-Olivier Chaumet
Maître de conférences à l’Université Paris 8 Responsable du Diplôme Universitaire « Droit et stratégies de l’action humanitaire : santé, urgence et développement »

Massacres, tortures, déportation… Le lot presque quotidien des guerres… C’est souvent dans un tel contexte qu’intervient l’aide humanitaire. Dès lors, que faire ? Peut-on fermer les yeux devant de telles exactions ? Le combat pour les droits de l’Homme relève-t-il du domaine de compétences des organisations militaires ? Faut-il lutter contre les despotes et les tortionnaires au risque de mettre en péril une aide vitale pour des populations exsangues ? En 1997, les combattants talibans en Afghanistan exigent des organisations humanitaires installées dans le pays qu’elles adaptent leurs programmes à leur idéologie islamiste. Dès lors, toutes les femmes employées doivent cesser immédiatement de travailler. La distribution des denrées alimentaires se fait en appliquant une discrimination systématique des filles et des femmes. Face à un tel dilemme, toutes les organisations décident de suspendre leurs activités. Seul le CICR se plie aux exigences des talibans et maintient son programme d’aide. Cet exemple montre bien les différences existantes au sein même de la communauté humanitaire. En face d’un tel choix, chaque organisation doit trouver la réponse qui lui semble la plus adéquate. Deux tendances se distinguent alors : l’approche dite des « puristes » et celle issue du « nouvel humanitarisme ».
De l’Ecole des puristes (…)
Les « puristes » perçoivent leur action humanitaire uniquement dans l’aide directe aux personnes en détresse : les soins aux blessés, l’apport de nourriture, la prise en charge et le logement de ceux qui ont besoin de protection. Pour eux, la non-ingérence politique est une condition indispensable pour pouvoir agir sur le terrain. Dans le cas contraire, ils craignent de se voir exposer et que leur action ne puisse plus être menée. Certes, une aide totalement apolitique peut améliorer le sort de nombreuses victimes. Mais ce genre de positionnement fait trop souvent le jeu des oppresseurs, des « seigneurs de guerre », à qui l’on octroie indirectement des sources d’approvisionnement, de l’attention internationale, voire de la légitimité personnelle.
(…) à l’avènement d’un nouvel humanitarisme
Les tenants de ce courant entendent, au contraire, agir au-delà du soulagement de la détresse en travaillant pour les droits de l’Homme, le retour à la paix et au développement d’un pays. Cette tendance se caractérise par une remise en question des limites traditionnelles entre les domaines humanitaire et politique. Pour ces tenants, il faut orienter leur aide vers une amélioration durable des conditions de vie des personnes en détresse. L’engagement humanitaire doit donc aussi poursuivre des buts politiques. Mais cette tendance à renoncer à l’aide d’urgence pour mieux se concentrer sur des améliorations durables des conditions de vie est également très critiquée. En effet, doit-on laisser des gens mourir au nom d’un avenir meilleur ?
Le choix entre les deux approches n’est donc pas simple. Le personnel médical humanitaire se retrouve régulièrement confronté à la question des options à prendre. En définitive, il revient à chacun de poser ses priorités et les limites personnelles à ne pas dépasser. Bref, de mener un véritable exercice d’équilibriste entre charité et engagement politique…

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